Lorsque Juliette Gréco pénètre dans une pièce, plus rien n'existe à part elle. Cela ne s'explique pas, et n'est pas une conséquence d'une quelconque starisation à la petite semaine, dont l'époque est prodigue. Comme une bonne actrice attire la caméra, et un modèle compétent la lumière du photographe, Gréco attire l'attention, la prévenance, la déférence, le respect.
Plus que son apport, pourtant considérable, à la chanson francophone, on retient d'elle une capacité, pratiquement unique, à symboliser, non seulement une époque (grosso modo le début des Trente Glorieuses françaises), mais bien un état, une disposition d'esprit afférents à cette période. Juliette Gréco incarne donc la liberté, l'impertinence, la sensualité révolutionnaire, la libération de la femme et de l'esprit, l'ouverture au monde, et la fin des tabous et des idées reçues. Il fallait un sacré talent pour mener pareille carrière. Il fallut un sacré caractère pour ne pas s'y noyer. Juliette Gréco n'est jamais la caricature d'elle-même : elle offre toujours l'image (le modèle) d'une artiste libre.
Une enfance aventureuse
Juliette Gréco naît le 7 février 1927, à Montpellier. Son père, d'origine corse, est policier sur la Côte d'Azur, et très absent dans la vie de la fillette. Juliette et sa soeur Charlotte sont élevées dans le bordelais, à Talence, par leurs grands-parents maternels. Leur mère, née Juliette Lafeychine, n'a jamais dissimulé que Juliette est une enfant non désirée, née par accident. « Toutoute » (c'est le surnom de Juliette) grandit dans la réserve et l'introspection. Sa scolarité se déroule dans une austère école religieuse.
En 1936, son grand-père décède, et sa grand-mère ne peut plus assumer seule son éducation. La mère récupère les deux petites filles, et s'installe rue de Seine, à Paris. En 1939, elle est petit rat à l'école de danse de l'Opéra de Paris : sinon elle, du moins sa famille envisage pour son compte une carrière de ballerine. A la déclaration de la guerre, la petite famille retrouve néanmoins un semblant de sécurité en Périgord, dans une belle propriété, La Marcaudie. La maman y vit une passion amoureuse avec Antoinette Soulas (poétesse dont les plaquettes furent préfacées par André Maurois).
Juliette mère, donc, engagée dans la Résistance avec le grade de capitaine, est arrêtée le 9 septembre 1943, à Périgueux. La mère et la soeur de Juliette sont déportées. Grâce à son jeune âge, Juliette échappe à la déportation, mais est emprisonnée à Fresnes.
C'est sa seule connaissance dans la capitale qui l'héberge à sa libération. Hélène Duc, comédienne (elle s'illustrera dans Les Rois maudits de Josée Dayan), est une amie de sa mère, et son ancien professeur de français, lors d'un séjour à Bergerac. Cette femme de caractère sera célébrée comme Juste parmi les Nations, pour avoir sauvé, avec sa mère institutrice, des dizaines de juifs. C'est auprès d'elle que Juliette découvre l'art dramatique : elle échoue au concours d'entrée au Conservatoire, mais décrochera tout de même quelques figurations à la Comédie-Française (elle fera la vague, dissimulée sous une bâche, dans un Soulier de satin de Paul Claudel, mis en scène par Jean-Louis Barrault !).
En 1945, c'est la Libération, et le terme s'applique avec une particulière pertinence aux quartiers de Saint-Germain-des-Prés, et du Quartier Latin, proches de la pension où réside Juliette. La jeune fille découvre simultanément l'effervescence intellectuelle, la liberté de penser et d'agir, et les Jeunesses Communistes. A la libération de sa mère et de sa soeur des camps de concentration, elles retournent en Dordogne. Puis, la mère s'engage dans la marine nationale, et prend la mer avec le corps expéditionnaire français en Indochine. Les deux jeunes filles regagnent alors bien vite Paris.
C'est l'effervescence de la liberté retrouvée, dans les cabarets, et les clubs de jazz. Juliette ne mange pas tous les jours à sa faim, ne vit que d'expédients et de petits boulots, mais croise au bar du Pont-Royal l'aristocratie artistique de l'époque, Albert Camus, des jazzmen américains, Marguerite Duras, Jean-Paul Sartre, ou des auteurs anglo-saxons de romans policiers.
Au pays des merveilles de Gréco
En 1946, la jeune fille s'essaie au théâtre (la Gaîté-Montparnasse), et à la technologie innovante de l'époque, la radiodiffusion, pour des émissions consacrées à la poésie. Elle perd malheureusement le premier amour de sa vie, le pilote automobile Jean-Pierre Wimille, tué au volant d'une Simca Gordini, lors des essais préparatoires au Grand Prix d'Argentine.
En 1947 ouvre le lieu emblématique de l'époque, ce cabaret Le Tabou où se croisent Miles Davis, Boris Vian et Jean Cocteau. Juliette devient la figure de proue de l'endroit, ainsi que d'un lieu concurrent, La Rose Rouge. Toutes les jeunes filles tentent dorénavant de copier son pantalon noir en fuseau, son chandail moulant, et son oeil de velours. C'est alors l'apogée de l'existentialisme, philosophie de la liberté individuelle, et de la subjectivité. Être maître de ses actes, et, partant, de son destin, ne peut que convenir à une jeunesse qui a été bridée dans ses aspirations et pulsions, par les années d'occupation.
En 1949, c'est riche de chansons écrites par Boris Vian, Raymond Queneau (« Si tu t'imagines »), Jacques Prévert (« Les Feuilles mortes »), René-Louis Lafforgue, ou Sartre - et des musiques de Kosma - qu'elle se produit sur la scène exiguë du Boeuf sur le Toit, cabaret récemment réouvert. Sa voix, sensuelle et grave, fait merveille dans cette collection de chefs d'oeuvre.
La même année, Cocteau lui offre un rôle dans Orphée, et elle rencontre d'une façon plus assidue Miles Davis. La jeune chanteuse et le trompettiste noir américain s'éprennent l'un de l'autre. Juliette devient, versant amoureux, une militante active des droits civiques, et de l'antiracisme. C'est avec gourmandise qu'elle narre sa rencontre orageuse avec un concierge de palace, peu enclin à accueillir dans la même chambre un noir, et une blanche (ce qui fait pourtant souvent de la très bonne musique).
En 1951, elle enregistre son tout premier disque, Je Suis Comme Je Suis, comme une profession de foi), et reçoit le prix de la Sacem pour la chanson « Je hais les dimanches » (signée Charles Aznavour, et également interprétée par Edith Piaf). En 1952, la revue April in Paris, adaptation pour la scène d'un film de Doris Day, la transporte aux Etats-Unis et au Brésil.
En 1953, elle rencontre le comédien Philippe Lemaire (spécialiste des films de cape et d'épée) sur le plateau du sombre Quand tu liras cette lettre, de Jean-Pierre Melville. Les amoureux s'épousent le 25 juin. Leur fille Laurence-Marie voit le jour le 24 mars 1954, et le couple divorce en 1956.
En 1954, Juliette Gréco occupe pour la première fois la scène de l'Olympia, puis elle s'envole pour New York, où elle subjugue les auditoires par ses interprétations des auteurs du répertoire. Hollywood fait appel à elle, et c'est sur le tournage de Le Soleil se lève aussi d'Henry King qu'elle rencontre le nabab et producteur Darryl Zanuck, de près de trente ans son aîné.
Cette nouvelle romance la conduira à tourner sous la direction d'Orson Welles, John Huston, ou Richard Fleischer. De retour en France en 1961 (lassé du caractère dominateur de l'homme de cinéma américain), elle occupe la scène de Bobino, puis se consacre à faire découvrir de nouveaux talents de la chanson francophone, tels Léo Ferré (« Jolie môme »), Guy Béart (elle crée « Il n'y a plus d'après »), ou Serge Gainsbourg. C'est en 1963 que ce dernier écrira pour elle « La Javanaise ».
En 1965, elle effraie toute une génération de petits français en incarnant un double rôle dans Belphégor ou le fantôme du Louvre, magistrale adaptation télévisée d'un roman d'André Bernède, et feuilleton de Claude Barma programmé en pleine égyptomania. Juliette Gréco commet toutefois quelques mois plus tard une tentative de suicide. Bienheureusement, en septembre de la même année, deux artistes emblématiques d'une certaine conscience politique à la française unissent leurs vies : Juliette et Michel Piccoli ne divorceront qu'en 1977.
En 1966, un producteur de Philips décide qu'à l'occasion du 1er avril, les artistes de la maison interprèteront les succès des autres : Juliette se frotte au « Jouet extraordinaire » de Claude François, et au « Folklore américain » de Sheila, deux chansons qui resteront inédites jusqu'à la publication d'une Intégrale de l'artiste en 2003. Plus sérieusement, elle partage l'affiche du Théâtre National de Paris avec Georges Brassens, dont elle avait interprété une dizaine d'années auparavant la « Chanson pour l'Auvergnat ».
En 1967, elle habite une « Chanson des Vieux Amants » composée par Jacques Brel, et 60 000 spectateurs l'applaudissent à Berlin. Juliette Gréco, pâle dans une robe de soirée noire, devant un rideau rouge, incarne alors la beauté, l'intelligence, et le talent. En 1968, c'est au Théâtre de la Ville de Paris qu'elle crée l'une de ses plus remarquables chansons, « Déshabillez-moi » (qui sera plus tard interprétée par Mylène Farmer et Diane Tell) : « Déshabillez-moi (bis)/ Oui, mais pas tout de suite, pas trop vite/ Sachez me convoiter, me désirer, me captiver ».
Cette ode à la sensualité et à l'amour physique, écrite par Robert Nyel et Gaby Verlor (par ailleurs auteurs du « P'tit bal perdu » pour Bourvil), bouleversera tous les publics de la planète. Affirmation - à une époque où cela ne se faisait pas - du plaisir et du désir féminins, la chanson trouvera un lointain écho dans le « Je t'aime...moi non plus » de Serge Gainsbourg (« Maintenant...viens ! »). D'autant que la chanson s'achève par une invraisemblable (toujours à quelques encablures des évènements de Mai 68) prise de pouvoir par l'érotisme féminin de la rencontre amoureuse : « Et vous...déshabillez-vous ! » (agrémenté d'un torride traînement de la voix sur le « Dé...shabillez-vous ! »).
En février de la même année, Juliette sollicite le pianiste, arrangeur, et compositeur Gérard Jouannest (fidèle compagnon de Jacques Brel), pour qu'il l'accompagne dans une tournée au Canada : quarante années plus tard, la collaboration est ininterrompue, et le musicien et la chanteuse se sont mariés en 1989, entre une tournée en Allemagne, et une série de récitals au Japon.
Un peu de silence, beaucoup d'éternité
La carrière de Gréco connaît une indiscutable décélération dans les années 70, même si elle reste fidèle à son habitude de mettre en chansons les plus grands poètes français (Henri Gougaud). Mais, devenue un monument, elle n'hésite pas non plus à clairement exprimer ses convictions politiques et philosophiques. Ainsi, c'est à Santiago du Chili, que, devant un parterre de militaires, elle déroule un récital composé de chansons antimilitaristes : le concert est un échec retentissant, mais la chanteuse en conçoit une grande (et, on dira, légitime) fierté. En 1982 paraît son autobiographie, Jujube. Elle met à profit la fin de la décennie pour se produire annuellement dans une dizaine de pays. Elle enregistre tout aussi régulièrement (dans Gréco 83, elle chante Jean Ferrat). L'artiste est faite Chevalier de la Légion d'honneur en 1984.
Au début de l'année 1991, elle retrouve, après sept années d'absence sur une scène française, l'Olympia de Paris. Au printemps de la même année, elle est invitée au Printemps de Bourges. Mais un malaise interrompt sa prestation à la quatrième chanson : rendez-vous est pris pour l'édition suivante, où un véritable hommage lui est rendu. En 1993, c'est en novatrice qu'elle enregistre un nouvel album, alimenté de chansons de Julien Clerc, ou des Brésiliens Caetano Veloso et Joao Bosco.
En 1994, elle s'envole pour une nouvelle tournée dans l'un de ses pays de prédilection, le Japon. En 1997, le Théâtre Antique d'Arles l'accueille dans le cadre des Rencontres Photographiques, pour un concert exceptionnel sur fond de projections de clichés. En 1998, l'album Un Jour d'Eté et Quelques Nuits est uniquement consacré à des poèmes de Jean-Claude Carrière, mis en musiques par Gérard Jouannest. Madame Gréco est la même année décorée des insignes d'Officier dans l'Ordre National du Mérite.
Bien qu'elle se soit essayée à quelques reprises, et souvent avec talent (« Le Suprême de volaille aux crevettes » - 1969) à l'écriture de ses propres paroles de chansons, Juliette Gréco semble avoir toujours préféré la découverte de nouveaux auteurs, et la mise en valeur de leurs talents d'écriture et de compositions, à la création originale. Elle reste également la garante d'une qualité spécifique à la chanson d'expression francophone (représentée par ces plus grands auteurs, de Charles Trenet à Serge Gainsbourg, en passant par Joseph Kosma, Pierre Louki, et Françoise Sagan). Cette démarche fait d'elle un talent unique dans le panorama de la chanson française. Elle symbolise également le parfum enfui d'une époque, où le Café de Flore était le centre de la création artistique mondiale.
Au mois de mai 2001, alors qu'elle chante sur une scène montpelliéraine, elle s'effondre, victime d'un malaise cardiaque. Sa convalescence (sic) passera par une tournée canadienne. En 2003, l'album Aimez-vous Les Uns Les Autres ou Bien Disparaissez se nourrit de chansons de Serge Gainsbourg ou d'Aragon, mais également de Gérard Manset, Miossec, Benjamin Biolay et Art Mengo.
En 2004, une nouvelle série de récitals passe par la scène de l'Olympia de Paris. En 2006, Le Temps d'une Chanson est consacré à des chansons composées pour d'autres, mais qu'elle a coutume d'interpréter sur scène : on y retrouve Julien Clerc (« Utile »), Maxime Le Forestier (« Né Quelque Part »), « Syracuse » ou « Avec le Temps ». Mieux encore : la chanteuse s'entoure des plus grands noms du jazz américain, du saxophoniste Michael Brecker au trompettiste Wallace Roney. En 2007, elle se voit décerner une Victoire de la Musique pour l'ensemble de son oeuvre.
À quatre-vingt cinq ans, Juliette Gréco n'a pas dit son dernier mot. L'album Ça Se Traverse et C'est Beau supervisé par Gérard Jouannest est l'occasion d'évoquer les ponts de manière symbolique, à travers des chansons confectionnées sur mesure par Amélie Nothomb, Jean-Claude Carrière, Philippe Sollers ou François Morel. Juliette Gréco chante son premier texte, « Le Miroir noir », et s'offre des duos avec Marc Lavoine (« C'est la la la » et le morceau-titre), Féfé (« Paris se rêve ») et la chanteuse américaine Melody Gardot (« Sous les ponts de Paris »). L'année suivante, elle rend hommage à Jacques Brel qu'elle n'avait interprété que rarement en dehors de la scène. L'album Gréco Chante Brel qui paraît en octobre 2013 comprend douze classiques réarrangés par Bruno Fontaine et Gérard Jouannest (ancien accompagnateur et arrangeur du chanteur belge). La violoncelliste Sonia Wieder-Atherton collabore à « La Chanson des vieux amants ».