Après la tournée célébrant ses quatre décennies de carrière, la publication d’un roman (Peine Perdue) et la sortie d’une BD sur la vie d’Elvis, Kent avait décidé de prendre une année sabbatique. Et, ayant le sentiment d’avoir pas mal bourlingué, il se demandait si ça valait le coup de continuer à chanter… Et puis les confinements successifs sont passés par là, et pour lutter contre le pesant sentiment d’inaction sans liberté qui le faisait tourner en rond, il a pris sa guitare et les chansons sont venues.
Certaines sont nées spontanément, comme « Ma ville » : « L’idée me trottait en tête depuis longtemps mais je butais sur le mot « Lyon » qui manquait de musicalité, jusqu’à ce que j’aie l’idée de ne jamais citer le nom de la ville. » D’autres sont issues de son « cahier à brouillons » où dorment des idées et des textes en attendant de trouver le traitement adéquat, voire même d’essais antérieurs, tel « Sur la page blanche », écarté du disque précédent et refait en version intimiste. Et puis, cet auteur-compositeur confirmé qui n’appréciait pas de faire des reprises revisite à sa façon deux emprunts : « Déjà venu chez toi » d’Emmanuel Urbanet qui, entre Les Joyeux Urbains et les Wriggles, avait concocté un album solo avec ce morceau pour lequel il a eu le coup de foudre, et « Il est trop tard » de Georges Moustaki, qu’il avait entendu ado sans y prêter attention, et qui a pris une autre résonance avec l’âge et le contexte actuel.
Mais tout cela serait resté confidentiel s’il n’avait pas éprouvé le besoin d’enregistrer : « Ce qui me fait entrer en studio, c’est un son et les gens autour, pas les chansons ». Fidèle à sa volonté d’être différent à chaque fois, après un album piano-voix, puis une ouverture vers une formule plus pop, il a privilégié une approche intimiste sous forme d’un trio : Marc Haussmann, un pianiste rencontré à Berlin qui l’accompagne désormais en tournée, Alice Animal, qu’il a découverte en la voyant chanter sur scène avec sa guitare électrique, et lui-même à la guitare sèche. La production a été confiée, comme pour le précédent album, à David Sztanke, qui fut le fondateur du groupe Tahiti Boy & The Palmtree Family et qui est parvenu à restituer la volonté initiale de simplicité tout en la parant de charmes pop. Ils voulaient s’éloigner de Paris, et, finalement, c’est dans le quinzième arrondissement qu’ils ont trouvé le cadre idéal, dans un petit studio plein de charme (Audioscope) où ils ont tout mis en boîte en moins d’une semaine dans les conditions du live. L’impression d’authenticité qui se dégage des onze chansons n’est pas due au hasard : elle est liée à ces choix d’enregistrement qui, en harmonie avec les conditions de conception, permettent d’apprécier à sa juste valeur cette voix chaude et chaleureuse, ces mélodies qui trottent dans la tête au fil des ballades et ces textes dont l’impact poétique se conjugue sur différents modes.
Dans « Chasseur-cueilleur », l’anthropologie croise la sociologie (« Aujourd’hui tu peux me voir / Chez Leclerc chez Picard / Un peu distrait la tête ailleurs / J’étais chasseur cueilleur »). Dans « Ta liberté », la critique se fait plus caustique (« Tu la voudrais docile et servile / Un peu comme un écran tactile / Tu la prends pour une imbécile / Ta liberté ») et la satire ne craint pas l’insolence salutaire (« Mais quand elle ne s’ra plus de la fête / Étouffée dans la barbe d’un prophète / Tu risques fort de perdre la tête / Pour ta liberté »). « Dans ta peau » évoque avec délicatesse le désir de confusion des genres (« Dans ta peau j’aimerais / J’aimerais me glisser / Pour aimer autrement / Autrement qu’à moitié ») et le duo vocal avec Alice Animal souligne l’ambiguïté du propos, « La dernière fois » se love avec douceur dans des replis crépusculaires (« La vie est chaque instant / Une rivière sans retour »), et « Scherzando Express » clôt en beauté l’album sur sa pièce maîtresse. Ce qui relève de l’exploit quand on sait qu’elle a été enregistrée en une seule prise et dure huit minutes cinquante ! « Il faut y voir un reste du rock progressif et du rock psyché que j’ai appréciés dans les années 70 puis reniés quand j’étais punk : j’ai toujours aimé les longs morceaux envoûtants ».
« Scherzando », terme musical qui signifie « avec légèreté » dans la musique classique, est particulièrement indiqué pour cette longue évocation pleine de tendresse et d’humour des années de jeunesse. Au gré d’une rupture rythmique accentuée par l’intervention d’une batterie, le tempo s’accélère et la guitare électrique se fait obsédante pour narrer ce qui a été le déclencheur d’une longue carrière et se termine avec les débuts de Starshooter, le groupe phare du punk rock français (et pour beaucoup une alternative ambitieuse à Téléphone) : « Je change de blaze et j’m’appelle Kent / Et je deviens buteur d’étoile ». Il ne s’étale pas sur ses folles années rock avant d’adopter la formule solo, pas plus qu’il n'évoque sa carrière féconde de dessinateur, mais ce sera peut-être l’objet d’un futur second épisode. Il se contente d’un aperçu fulgurant de sa vie d’artiste : « Les yeux mi-clos dans mon tutu / Je danse et tourbillonne / Pour échapper au temps qui tue / À l’oubli qui talonne ». Car l’essentiel est ailleurs, dans cette interrogation finale qui nous interpelle et concerne chacun de nous à l’heure du bilan : « Je demande au gamin que j’étais / Est-ce que le trajet te convient / Est-ce que ce que je fais te plait ? ».