Jo le Phéno porte bien son nom de scène. Il débute une carrière d'auteur à l'école sur ses cahiers de maths (!), qu'il poursuit malgré les ruptures familiales, les séjours loin de chez lui, qui l'éloignent de sa famille et de la rue. Au fur et à mesure des projets comme la mixtape Chakal Attitude sortie en 2013, des freestyles comme la série Vrai2Vrai sur Daymolition parue en 2018, il acquiert un statut de rappeur local. Il le doit à son ancrage à la Banane, quartier qui s'étend entre Belleville, Ménilmontant et Père Lachaise.
Ce qui lui permet de contribuer à faire émerger une nouvelle génération de rappeurs, venus comme lui du 20e arrondissement de Paris. Quand on suit les différents freestyles et les clips réalisés par 420 Workshop, son fidèle acolyte, on y reconnaît aisément Moha la Squale que Jo le Phéno a toujours mis en valeur comme dans Vrai Chakal. En 2017, Jo et Moha posent ensemble sur le freestyle La Rue. De ses premiers textes, à ses premiers pas devant la caméra en Belgique, Jo assiste à l'éclosion du phénomène La Squale. Jo le Phéno, en parallèle, paye sa prise de parole correctement politique. Tout de suite après la sortie de Bavure en 2016, certains médias, en s'emparant de l'info, font de sa vie un enfer. Il voit son visage, son clip, son nom, partout. En 2017, un procès lui tombe dessus pour « incitation à la haine », assorti d'une amende. Le clip de Bavure est taxé d'« anti-flics ». Trois ans après, la médiatisation des affaires dites « Théo » et « Adama Traoré », ou encore le mouvement des Gilets Jaunes lui donne malheureusement raison. Ce climat a nourri ses textes et l’ont poussé à continuer d’écrire.
Mieux, il propose une salve de nouveaux titres, qui augurent une nouvelle ère de sa carrière. « J'écoute plus trop de rap, gros / j'écoute des instrus et j’rap », annonce-t-il dans Ma Part, l'un des titres de ce recueil dense et éclectique. Ce premier projet personnifie en effet bien la métaphore créée par Booba pour décrire les artistes qui rappent la rue : être le bitume avec une plume. Jo surprendra celles et ceux qui ne le connaissent pas à travers des morceaux très divers peu à peu teintés d'autotune, avec des productions actuelles. La street chez Jo est centrale, la vie, le business qu'on y fait, les rencontres, parce que comme il le dit « Traîner dans la cité, moi ça m'aura matrixé. » Ses textes sont autant de contes de faits et du rapport complexe, amour-haine, qu'il entretient avec cette dernière. Jo chante, se confie, un peu mais pas trop, comme dans le très doux Jamais acquis (J'fais du rap sur le té-co, boulot-bédo-dodo j'avoue j'ai la te-co, pas celle des meufs celle du ghetto ») dans La Rue ou sur Etranger, où il parle de la vie de quartier sur une prod plus classique. Certains titres rappellent les origines africaines de Jo, comme Tiens ta madame signé par King Doudou (PNL, Bad Gyal...) ou encore 60 Boulevard Ménilmontant.
60 Boulevard Ménilmontant, c'est le nom de son album, son premier. C'est aussi un des titres forts du projet. 60 Boulevard Ménilmontant, c'est l'adresse du poste d'observation de Jo le Phéno. Un lieu pas comme les autres car c'est le squat où il a grandi, d'où ses premiers mots sont partis pour dire les maux qu'engendrent les vies différentes qu'il mène : celle dans le quartier, en famille, dans le rap. Ces titres sont autant de contes de faits doux-amer personnels pour purger ses peines. Trahison et vanité du show business, « Pour du papier, de l'encre on peut planter son frère dans l'dos », dépression « J'ai vu la vie en rose et le lendemain, j'lai vue noire mat », Jo délaisse un peu la chacal attitude pour parler de son quotidien, se dévoiler en protecteur du quartier, humaniste et lucide. Il signe un album qui prouve que le rap qui a des choses à dire n'est pas mort.
Sacré Phéno, que ce Jo.
Dolorès Bakéla