« La musique m’a soigné ». C’est ainsi que le musicien, compositeur et arrangeur Lokua Kanza résume sa relation à cet art auquel il se consacre depuis toujours avec la dévotion d’un brahmane et la discipline d’un triathlète. La musique c’est, rappelons le, ce maître exigeant doté du singulier pouvoir de libérer et d’enchaîner. Elle enchaîne parce qu’elle envoûte et réunit. Elle libère parce qu’elle ouvre un espace personnel où l’on ne se sent plus aliéné par les nombreuses contraintes et limitations auxquelles nous soumettent les conventions ou autorités, sociales, politiques, religieuses, tribales... Toute sa vie, Lokua a servi la musique comme on sert une divinité abstraite et sans église. Rien d’étonnant à ce qu’il soit aujourd’hui l’artistes parmi les plus universels, dont la carrière, amorcée en Afrique, traverse presque tous les continents, dont la musique se distingue par son enracinement et sa compatibilité avec une multitude d’autres expressions. Pour preuve, la liste faramineuse de gens avec lesquels il a collaboré d’une manière ou d’une autre, de Manu Dibango à Nana Mouskouri, de Francis Cabrel à Nathalie Merchant, de Youssou N’Dour à Carlinhos Brown. Lokua Kanza est connu de par le monde pour la fluidité mélodique de ses chansons et la phosphorescente douceur de sa voix qui, semblable à celle d’un Marvin Gaye ou d’un Caetano Veloso, a pour miraculeuse vertu d’unifier le masculin et le féminin au sein d’un accord parfait. Si l’on pense à une caresse en l’écoutant, c’est qu’elle apaise et soigne. Et si elle soigne, c’est que lui même a été sauvé par le chant.
Nous sommes en 1964 à Kinshasa, capitale du Zaïre, l’ancien Congo Belge. La famille Lokua vient de s’y installer. La maman est une tutsie originaire du Rwanda. Le papa appartient à l’ethnie mongo. Pascal « Lokua », né le 21 Avril 1958 à Bukavu dans l’est du pays, est l’aîné d’une fratrie de 8 enfants. Quand son père meurt, c’est à lui que revient la responsabilité de subvenir aux besoins de la famille. Laver les voitures, cirer les chaussures, vendre des pommes à l’entrée du stade de foot, il multiplie combines et petits boulots pour nourrir la nichée. Tout en continuant à aller à l’école. Ce qui représente chaque jour plusieurs kilomètres parcourus à pied et des devoirs faits à la lumière d’une bougie, faute d’électricité. « J’aimais beaucoup l’école. J’aimais beaucoup apprendre ».
Mais ce qu’il aime plus encore, c’est la musique. Il a 8 ans quand il entre à la chorale de son quartier qui se produit dans les églises et lors des fêtes calendaires. Il y apprend à chanter, à jouer de la flûte. A 13 ans, il dirige un petit ensemble avec lequel il se produit dans les rues du quartier populaire Matonge, carrefour culturel kinois d’où vont émerger, entre autres, Papa Wemba et Koffi Olomidé. « Les gens nous donnait un peu d’argent. J’ai fait ça jusqu’à ce que je maîtrise la guitare ». Sa maîtrise est telle qu’il devient le guitariste du groupe Micha Micha. Et une véritable star locale. C’est l’âge d’or de la rumba congolaise sur laquelle règnent Franco, Tabu Ley Rochereau et Grand Kalle. La nuit, Lokua s’échappe de la maison pour aller écouter ses idoles, se fait rafler par la police, finit en prison où il passe deux jours plongé dans le noir. « Faute d’éclairage, les autres détenus me demandaient de chanter.» Une autre fois, on l’accuse d’avoir volé une voiture. Arrêté par les soldats de Mobutu, il est tabassé avant d’être relâché grâce au témoignage à décharge d’un admirateur. La musique est sa bonne étoile.
Finalement il s’inscrit au conservatoire. Enfreignant le règlement interne, il se résout même à y dormir pour ne rien rater des cours. Si bien qu’en 5 mois, il assimile le programme d’une année et devient conjointement, à 19 ans, chef d’orchestre du Ballet National et guitariste du groupe d’Abéti Masikini, dite Tantine, dite La Tigresse aux griffes d’or, diva incontestée de la musique zaïroise des années 70. « J’ai commencé à voyager, à ramener de l’argent à la maison, à rencontrer des gens influents. Comme Ray Lema qui voulait m’emmener aux Etats Unis avec lui. Sauf que je venais d’être père de deux enfants... » Pourtant cinq ans plus tard, il émigre en Côte d’Ivoire où il se produit avec l’orchestre du Casino d’Abidjan. Il y a comme ça des musiciens dont la véritable identité ne se dévoile qu’après avoir quitté celle avec laquelle ils ont grandi. Lokua Kanza en fait parti. Au cours de l’hiver 1984, l’un des plus froids recensés, il débarque à Paris, loge dans un appartement dépourvu de chauffage rue Lemercier et fréquente le C.I.M. (Centre d’Informations Musicales) comme élève de Pierre Cullaz qui dirige la classe de jazz. Quelques mois plus tard, Ray Lema l’engage comme guitariste de son orchestre. Il y restera deux ans avant de rejoindre celui de Manu Dibango. Mais comme chanteur cette fois. « Manu fut le premier à me proposer de chanter en première partie de ses spectacles. » En 1992, celle d’Angélique Kidjo à l’Olympia le révèlera au grand public.
Du jour au lendemain, il devient « l’étoile montante de la musique africaine ». Quand bien même l’horizon qu’il se fixe ignore déjà les limites de genre et de territoire. Son premier album sobrement intitulé Lokua, où à l’éco-spiritualité des chants de la forêt s’intègrent des influences soul et folk, prouve que ses racines africaines ne sont en rien des chaînes. Le succès qui l’accompagne l’aide à poursuivre un rêve d’universalité qui dès Wapi Yo, second album pour lequel se mobilisent une quarantaine de contributeurs, trouve sa justification à travers C’est Ma Terre, chant de fraternité bilingue, français-lingala, en duo avec Jean Louis Aubert. A la même époque, Lokua participe au lancement de la carrière internationale de son compatriote Papa Wemba, arrangeant et produisant l’album Emotions pour le label de Peter Gabriel, Real World. S’en suivent d’innombrables collaborations, de Francis Cabrel (Cent Ans de Plus) à Geoffrey Oryema (Night To Night), du sénégalais Wassis Diop aux brésiliennes Gal Costa et Vanessa de Mata, où est mise en valeur la pluralité de ses talents, chanteur, instrumentiste, compositeur, arrangeur. Ses deux albums suivants, 3 et Toyébi Té, viendront définitivement ancrer la diversité de ses attaches et la hauteur de ses aspirations à concevoir une insaisissable globalité musicale à travers une poétique de la relation, s’acclimatant avec un rare bonheur au tempérament du jazz et de la soul comme aux orchestrations symphoniques, et à la variété des langues, lingala, swahili, anglais, portugais… C’est le français qu’il choisit cependant pour Plus Vivant, vibrant hommage rendu à une certaine chanson et pour lequel il s’entoure d’auteures reconnues telles Marie Nimier ou Camille. Après un retour aux sources africaines de sa musique avec Nkolo (Gratitude) marqué par certaines sonorités liées à l’enfance, notamment le piano à pouce likembé, il s’acquitte de deux superbes albums en trio avec le bassiste camerounais Richard Bona et le guitariste et chanteur d’origine martiniquaise Gerald Toto, poursuivant ainsi un chemin qui des pulsions ataviques de l’Afrique nous emmène vers une créolisation heureuse et une universalité qui pour une fois n’est pas imposée par l’occident. « On me disait : « ta musique n’est faite ni pour le noir, ni pour le blanc ». J’ai prouvé qu’elle était pour tous les humains».
Avec son tout nouvel album, Lokua Kanza réalise un rêve plus vaste encore, résumé d’une carrière portée sans relâche par ce goût de l’aventure et de la rencontre. Enregistré dans 8 pays différents (Inde, Côte d’Ivoire, France, Angleterre, Afrique du Sud, Hongrie, Nigéria et Congo), chanté dans 7 langues, avec le concours d’une centaine de musiciens, dont ceux de l’Orchestre Symphonique de Budapest dirigé par Chris Walden, il consacre là une vision puissante et généreuse de la compatibilité entre essences musicales diverses, mais sans jamais se détourner de sa fonction de troubadour chantant l’amour avec ce romantisme immaculé n’appartenant qu‘aux plus grands. Mû par la crainte de tourner en rond, de refaire ce qu’il a déjà accompli, Lokua Kanza innove ainsi en associant rythme mongo et guitare mandingue, rumba et mbalax, bossa brésilienne et majesté symphonique, tout en rassemblant autour de lui certains de ses plus fidèles compagnons, Manu Dibango, Ray Lema ou Wassis Diop en tête. C’est à ce prix et au terme de 5 ans d’effort, qu’il parvient à nous faire entendre des émotions que nous avons tous en commun. Mais aussi de croire à une utopie dont nous avons tous besoin.
- Francis Dordor