Donner la priorité au feeling, au détriment du perfectionnisme. C’est le credo derrière la créativité constante du multi-instrumentiste, rapper et producteur Alfa Mist. Ayant commencé par créer des beats lorsqu’il était écolier à East Ham à Londres, Alfa a ensuite découvert le jazz via l’art du sampling développé par des producteurs tels que Hi-Tek, Madlib etJ Dilla. Désireux d’approfondir, il a appris le piano en autodidacte et l’a utilisé comme outil de dissection des subtilités harmoniques de ces disques formateurs, ce qui l’a progressivement amené à son propre style de production de grooves – qui incitent à battre la mesure – combiné à l’immédiateté de l’improvisation jazz, le tout lié par un sens mélodique omniprésent. «D’où je viens, il n’est pas possible d’accéder au jazz, déclare Alfa. Sans ces disques de hip-hop et ma volonté de les comprendre, je n’aurais pas pu y parvenir.»
S’en est suivi, au début des années 2010, une période passée à mettre ses premiers morceaux dignes de ce nom sur SoundCloud et à entrer en contact avec une communauté de musiciens partageant les mêmes idées que lui, tels ses fidèles futurs collaborateurs Jordan Rakei, TomMisch et Barney Artist. Avec les musiciens Kaya Thomas-Dyke, Emmavie et Dornik Leigh rencontrés à l’université, AlfaMist a monté son propre réseau de compagnons de route autour de la scène jazz londonienne,
en plein essor au milieu des années 2010. «Londres est très importante pour moi, dit Alfa. Tout le monde se bouscule ici, mais ça fait partie du truc et je ne m’en rends même plus compte. J’essaie d’accomplir ce que j’ai à faire, mais pas dans la frénésie.»
Cette sensation de rythme cinétique associée à une immobilité assurée se ressent profondément dans la musique d’Alfa. Nocturne, en 2015, a été son premier projet abouti: un effort collaboratif qui mettait en valeur sa capacité à créer des beats attrayants, ainsi que son aptitude à passer d’un style de production à un autre pour accommoder au mieux les participations de Misch, Emmavie et Thomas-Dyke. «Ce disque a véritablement été un projet commun; nous avons travaillé sur un pied d’égalité avec en tête, un même objectif» a précisé Alfa.Publié sur Sekito, son propre label – comme tous ses disques en tant que bandleader à ce jour–, Alfa a laissé son éthique de travail proliférer avec un nouveau projet, 2nd Exit, une collaboration avec le musicien Lester Duval. Leur album homonyme de 2016 et le EP Tangent paru trois ans plus tard révélaient davantage Alfa en tant que MC, dont le talent d’auteur peut rivaliser avec celui de producteur. «Le rap est un outil dans ma boîte plutôt qu’une fin en soi, dit-il. Je l’utilise, en fait, comme un instrument. Je ne rappe pas sur tout, car tout n’en a pas besoin.» Toutefois, lorsqu’il se prête à ce jeu-là, comme sur «If You Wouldn’t Mind», son flow de baryton serpente allègrement à travers des images de personnes croisées et des réflexions sur les relations entre individus.
L’année 2017 a été celle de la sortie du premier album majeur d’Alfa Mist, Antiphon. Cette fois, il a proposé ses compositions à un groupe et, sur le plan thématique, il a innové avec ces huit titres en les entrecoupant de conversations avec ses deux frères aînés, à propos de la valeur de la famille, sur fond d’arrangements acoustiques jouissifs. L’album a été streamé plus de sept millions de fois sur YouTube et s’est également très bien comporté sur Spotify, contribuant à démontrer que le cocktail à base de jazz improvisé proposé par Alfa pouvait séduire bien au-delà du public amateur de ce style. Continuant d’exploiter l’angle familial dans Structuralism de 2019, Alfa y proposait des extraits de conversation avec sa sœur aînée à propos de la façon dont nous construisons notre propre identité au milieu des autres. Il s’est nourri de son expérience d’immigrant liminal dans des compositions telles que «Jjajja’s Screen» – y faisant référence à l’incapacité qu’il avait à communiquer avec sa grand-mère, non-anglophone, lorsqu’elle vivait avec sa famille – tout en illustrant l’optimisme voilé de la vie urbaine dans le titre «Door» qui bénéficie de la présence de Jordan Rakei.
Des projets collaboratifs parallèles ont également continué à fleurir. En 2020, afin de toucher davantage de gens, Epoch, le projet soul d’Alfa avec la chanteuse Emmavie paru six ans plus tôt, a été réédité. La même année, Il s’est associé avec le batteur Richard Spaven sous le nom 44th Move et leur EP homonyme plongeait dans l’espace fertile compris entre la dance et l'introspection que permet l’écoute de la musique au casque. En 2020, n’obéissant qu’à son instinct, Alfa a aussi publié son premier EP au piano solo, On MyOnes. «Je voulais revenir à l’essentiel de l’instrument et le mettre en lumière, a-t-il confié. Avec ce EP, je fais partager l’amour que je ressens pour mon premier instrument.» Au bout du compte, ce processus créatif insatiable n’a fait que montrer Alfa dans toute sa complexité. «Je souhaite que tous ces différents aspects cohabitent dans le monde car ils font tous partie de moi, dit-il. Lorsque les gens les écouteront, ils prendront exactement la mesure de qui je suis.»
Son effort le plus récent, Bring Backs, a donné à Alfa Mist l’occasion de relever de nouveaux défis. C’est son premier disque pour le label Anti- Records et également l’exploration la plus détaillée de son éducation sous une forme musicale. Les neuf morceaux de l’album, constitué de fragmentations sinueuses, de solipsisme lyrique et de subtilités basées sur le groove, sont liés l’un à l’autre par un poème remarquable de Hilary Thomas dans lequel elle exprime les réalités sensuelles de la construction d’une communauté dans un nouveau pays. Le titre du disque fait aussi référence à un jeu de cartes auquel Alfa jouait enfant; le gagnant n’y est désigné qu’après un tour supplémentaire, sans être ramené dans la partie. Selon le musicien, ce sentiment fait écho à sa propre expérience du succès. «J’ai l’impression d’être “ramené” en permanence: d’un côté, j’ai le sentiment de ne pas être sûr de ce que je fais et de l’autre, je le suis tout à fait, dit-il. Là où j’ai grandi, régnait une certaine forme d’instabilité – Les choses peuvent fonctionner un certain temps, mais on n’est jamais à l’abri d’un changement. On sait qu’il peut survenir à tous moments.» L’état d’esprit peut évoluer, mais en attendant, il tient lieu de motivation pour Alfa Mist, en recherche perpétuelle sur le plan musical; sa démarche n’a pas fini de surprendre ni de nous étonner.