« Est-ce dans le bouquet que la fleur est plus belle, ou bien dans le pré où elle pousse, quand nous nous sommes mouillé les pieds pour aller la chercher ? » : cette phrase extraite du journal de Henry David Thoreau pourrait résumer à elle seule l’univers de Tue-Loup, groupe âgé d’un quart de siècle mais sur lequel le temps et les courants musicaux n’ont jamais eu aucune emprise. Peut-être facile certes mais pertinent, on les a souvent comparés aux cousins anglo-saxons de Lambchop, Smog et Palace. Un peu moins bien sûr pour le pas de côté Total musette paru en 2017. Néanmoins si la proximité musicale avec certaines fines lames du folk américain ne fait guère de doute, les 10 albums livrés entre 1996 et 2016 sont aussi imprégnés par cette campagne sarthoise qui a fait de Tue-Loup un groupe unique, un genre seul.
On pourrait lorgner du côté de chez Julien Gracq ou de Jim Harrison, tant certains de leurs ouvrages auraient pu être les titres des albums du groupe de Xavier Plumas, Les eaux étroites, Un balcon en forêt, Nageur de rivière. Envisageons aussi le peintre Jean-Gilles Badaire, qui réalisa la pochette de Ramo avec un de ses « bouquets renversés », et dont la série Les mariées pourrait porter en elle l’écho des chœurs féminins présents dans la plupart des albums du groupe. Même si en l’espèce c’est aux pinceaux de Philippe Berthommier qu’est confié (comme sur 9) le visuel de ce nouvel album…
Dans le hameau isolé de Tue-Loup, une ferme habitée par leur virtuose guitariste Thierry Plouze, on ne parle pas le langage de la folk musique du nord canadien, du rock indie des grands espaces américains, du blues du delta du Mississippi ou encore du jazz suédois
proche du lac Mälar. On y joue une musique nourrie par l’eau, la terre et le ciel d’une campagne qui n’appartient qu’à eux, portée par la rondeur de la basse souterraine d’Eric Doboka, rythmée par les percussions en suspension d’Alexandre Berton, sublimée par les textes ciselés et la voix sèche de Xavier Plumas, auteur-compositeur guitariste à la patte unique et cheville ouvrière de ce groupe à nul autre pareil.
C'est bien souvent depuis les notes esseulées d'une guitare que tout commence. Accords secs grattés sur une folk en guise d'ouverture, arpèges distordues comme autant de tremplins à d’inattendus changements de rythme. Pourtant, c'est sur la nappe d'enveloppants effets que s'ouvre cet album, sitôt mise en relief par une basse depuis laquelle Sueur, le premier titre, s'élève. Si Tue-Loup creuse son même singulier sillon depuis près de 25 ans, La peau des arbres élargit le paysage parcouru. Des guitares, quelques effets et une basse, donc. Mais aussi le saxophone soprano de Cédric Thimon (compagnon de route de l’ami Thomas Belhom) qui volette, aérien, à la manière des oiseaux de Large ciel, des colibris de Mayol, ou grince, plus sombre, bientôt rejoint par un orgue sur Siagne, dernier morceau de l'album. Ajoutons une batterie qui s'emballe volontiers (Jeannine continued) et dont les cymbales ne cessent de vibrer (Sueur), à la manière de la voix et des mots de Xavier Plumas (ou d’Alain Bouvier d’une part, et d’Emil Latimer d’autre part lorsqu’il s’essaie à l’anglais, ce qu’il n’avait fait en album que sur ses œuvres solo).
Comme un fleuve enfle de tous les cours d'eau qui le rejoigne – et que d'eau ici (Ard almead, Supramonte, Large ciel) – les refrains s'étirent, sont portés plus haut à mesure que les chœurs, le soprano et une seconde guitare se font entendre (Jeannine's song, Supramonte encore où figure aussi la harpe de Séverine Besson). Et si le rythme s'apaise, les envolées retombent, c'est pour prendre le temps de poser une voix qui se dédouble volontiers (Black is the color of my true love's hair avec Astrid Veigne la nièce d’Eric Doboka, dans cette version à part du titre popularisé par Nina Simone). C’est aussi pour écouter le solo d'une guitare distordue (Les beaux jours) ou, entre deux titres, pour être saisi par d'étranges grigris qui s'entrechoquent. « Trop grande est l'eau » entend-t-on (Ard almead) mais toujours paroles et sons essayent d'en transcrire le rythme, la couleur, la texture – de l'eau comme de tout autre chose. C'est au plus près de La peau des arbres qu'a été composé cet album, et c'est non moins que la peau du monde qu'il souhaite faire entendre.