Né Winston McIntosh le 19 octobre 1944, ce gamin de la campagne du district de Westmorland a une enfance difficile, marquée par l’abandon de son père et la précarité de la vie quotidienne qui en découle. Pour subsister dans de telles conditions, il faut être le plus dur, effilé comme un rasoir, c’est de là que lui viendront ses surnoms « The Toughest » et « Stepping Razor ».
A 13 ans il se retrouve à Denham Town un quartier dur de West Kingston avec un but en tête, devenir musicien. Après le décès de la tante qui l’élevait, c’est un oncle vivant à Trench Town qui le recueille. Ce nouveau domicile de West Road est tout proche du « yard », de la cour où Joe Higgs chanteur réputé et déjà converti au rastafarisme, apprends aux gamins du coin des rudiments de chant et de guitare. Joe Higgs, militant dans l’âme, leur apprend également à sortir des textes « clichés » pour exprimer leurs idées à travers les chansons, cet illustre professeur des jeunes années sera en fait le véritable modèle de Peter Tosh. C’est un élève très doué, au chant comme avec sa guitare acoustique, et c’est son aisance qui attire deux autres protégés de Joe Higgs, Bunny Livingston et Bob Marley.
Un rebelle chez les Wailers
Dès 1961, leur mentor les pousse à former un trio vocal, ce sera The Teenagers, nom approprié pour des artistes d’à peine 17 ans. Un autre chanteur, Junior Braithwaite et deux choristes les accompagnent dans ces premiers pas timides. Le groupe reste couvé par Higgs qui leur adjoint Alvin « Seeco » Patterson, un percussionniste professionnel qui va leur apprendre le Buru, un rythme d’origine africaine adopté par les rastas. Ces années de formation sont aussi l’occasion de découvertes moins studieuses, de la rencontre avec une substance qui marquera profondément le mode de vie de Tosh, la célèbre ganja tant prisée des adeptes de Rastafar I.
Les miauleurs
Les Teenagers deviennent d’abord les Wailing Rudeboys puis les Wailing Wailers. L’origine du nom vient de la façon de chanter en « gémissant », en « miaulant », ce que leur avait enseigné Higgs. « Seeco » Patterson présente les Wailers à un maître du son jamaïcain naissant, Clement « Coxsone » Dodd ancien DJ devenu propriétaire d’un studio à une piste, le Studio One. En 1963, sous la houlette de Coxsone Dodd, les Wailers enregistrent un premier titre : « Simmer Down », Bob est choisi comme chanteur principal par un Coxsone manipulateur qui se méfie du côté écorché vif de Peter Tosh.
C’est ensuite la rencontre du visionnaire et sorcier des studios Lee « Scratch » Perry qui présente au groupe la section rythmique qu’il a formé pour son studio, les frères Barrett, Aston « Family Man » à la basse et Carlton « Carly » à la batterie. Les premiers classiques s’enchainent alors assez vite avec des titres comme « Duppy Conqueror » ou « Small Axe ». Les nombreux titres enregistrés à cette période permettront de publier les deux albums Soul Rebels et Soul Revolution, mais le côté déjanté et excessivement mystique de Lee Perry ne convient pas à Tosh qui essaye toujours de reprendre un leadership artistique sur le groupe, son approche musicale est plus « roots », plus directe que le reggae influencé par la soul et le psychédélisme que prônent Bob Marley et Lee Perry.
En 1971, des déboires financiers récurrents avec Lee Perry poussent le groupe à créer son propre label Tuff Gong détenu au tiers par chaque membre, Peter Tosh et Bunny Wailer plus un pour cent pour Marley. Malgré cela la carrière des Wailers stagne, voire régresse. Des persécutions policières se font jour sur ces amateurs de ganja qui prêchent ouvertement la révolution dans leurs chansons. Finalement, Chris Blackwell signe les Wailers sur son label Island Records, spécialisé dans le rock, mais sentant le potentiel naissant du reggae – il s’était auparavant occupé de Jimmy Cliff – Blackwell est surtout attiré par la personnalité charismatique de Marley, beaucoup moins par celle rebelle de Tosh ou celle mystique de Wailer.
Après la sortie de Catch a Fire, une première tournée anglaise est organisée et suivie peu après par quelques concerts aux Etats-Unis. Devant ce début de reconnaissance, Blackwell décide très vite de sortir un second album, l’immense Burnin’, et d’enchaîner avec une tournée anglaise de plus grande envergure. C’est là que Peter Tosh commence à se brouiller sérieusement avec ses coéquipiers : au cœur du froid cruel de l’hiver anglais, il se rebelle une fois de plus contre la main mise de Bob Marley sur les Wailers et décide de faire enfin pleinement reconnaître son talent.
Légalisez Peter Tosh
Peter Tosh a toujours été un très bon guitariste, un chanteur doté d’un timbre puissant, un compositeur inventif qui participait activement aux titres des Wailers, mais son ego a trop souffert d’être relégué au rang de « simple » guitariste et choriste au sein du groupe. Aussi, il a très vite mené une carrière solo en parallèle avec les Wailers. Entre 1969 et 1970, Tosh enregistre plusieurs titres pour le producteur Bunny Lee, dont « Crimson Pirate » ou « Sélassié Serenade ». A partir de 1971, il collabore avec Joe Gibbs pour une série de titres qui montrent clairement ses positions politiques radicales, les titres « Black Dignity » ou « Arise Blackman » sont de véritables étendards pour celui qui reprochait parfois à Bob Marley d’être métis. C’est également de cette époque que date le titre manifeste « I’m The Toughest » qui deviendra un de ses surnoms.
Lassé par le manque de sérieux financier des producteurs jamaïcains, Tosh crée son propre label en marge de Tuff Gong ; ce sera Intel Diplo HIM par lequel il continue d’enregistrer des titres malgré la montée en puissance des Wailers. Les plus notables sont « Can’t Blame The Youth » ou « Mark of the Beast », des titres toujours très militants de la cause rastafarienne. Tosh ne s’entendait pas avec Chris Blackwell et son départ des Wailers est l’occasion de rompre avec Island. C’est Columbia, qui, voyant grandir le succès des Wailers, souhaite faire de Peter Tosh « le » Bob Marley de sa marque. La rupture d’avec les Wailers s’est accompagnée d’une autre bien plus radicale. Tosh a perdu le contrôle de sa voiture qui finit au bas du pont de Spanish Town. L’accident coûte la vie à sa petite amie de l’époque et laissé le chanteur meurtri. Son premier album solo commencé dès 72 ne sort finalement qu’en 1976 mais l’attente n’a pas été vaine tant Legalize It sent bon le chef-d’œuvre. Peter Tosh pose carrément au milieu d’un champ d’herbe, ses courtes dreadlocks devant son visage de flibustier séducteur, et à l’intérieur enfin exposé, tout le talent du compositeur et instrumentiste, avec des titres parfois intimistes comme « Why Must I Cry » ou des hymnes comme l’imparable « Legalize It ».
L’album connaît un succès immédiat et une tournée mondiale est mise sur pied avec un groupe de très haut niveau : Sly Dunbar à la batterie, Robbie Shakespeare à la basse, Earl « Wire » Lindo et Eroll « Tarzan » Nelson aux claviers, Donald Kinsey et Al Anderson aux guitares. La musique de Tosh est à son image : directe, violente, sexy, elle remue les foules par un mélange de reggae « roots » et d’influences rock bien intégrées. Bien engagé sur la voie du succès, le musicien sort l’année suivante Equal Rights qui aborde des thèmes plus politiques, avec « Stepping Razor » qui deviendra un de ses surnoms ou sa propre version de « Get Up, Stand Up ». Il se présente comme le « Che Guevara musical » qui va ébranler les fondations de Babylone. L’engagement militant de Tosh va trouver son aboutissement le 22 avril 1978 au cours du légendaire concert One Love Peace censé ramener le calme sur une île en proie à la violence des gangs sur fond politique. Il ouvrira le show pour les Wailers dans un registre très combattif, entrecoupé de harangues accusatrices envers toutes les forces de Babylone. Cette prestation lui vaudra de lourdes inimitiés.
De la gloire au martyre
Peter Tosh reste indomptable et instable, son contrat avec Columbia s’achève et il signe pour le label de son nouvel ami Mick Jagger, Rolling Stones Records. Leur collaboration commence par une tournée commune aux Etats-Unis et surtout un duo entre Jagger et Tosh sur le titre « Don’t Look Back » des Temptations, qui offrira à Peter Tosh un « tube » auprès d’un public non exclusivement reggae. Bush Doctor est enregistré en 1978 après que Tosh se soit fait tabassé par la police de Kingston dans une vague affaire de marijuana. L’album est surtout remarqué par l’apparition de Keith Richards sur deux titres et par la production léchée de Robbie Shakespeare. Il enchaîne en 1979 avec l’inégal Mystic Man qui ne renouvelle pas l’inspiration d’un artiste plus impliqué dans ses démêlés politico-judiciaires que dans sa carrière musicale. Cette parenthèse ne sera troublée en 1981 que par la parution d’un album live intitulé Wanted Dread & Alive. Mais l’homme est talentueux, et il offre au public en 1983 une relecture reggae-rock monstrueuse du « Johnny B. Goode » de Chuck Berry. C’est là encore un « tube » qui traverse et transcende les genres et les publics. C’est en fait un avant-goût de l’album Mama Africa, le plus personnel, le plus apaisé de Tosh qui peut faire croire qu’il est lancé sur la route d’une reconnaissance qu’il mérite amplement. D’autant que la tournée mondiale qui suit rempli allègrement les salles et démontre une vitalité scénique impressionnante comme en témoigne l’excellent Captured Live.
Malheureusement, Peter Tosh s’enfonce dans la violence, la paranoïa et la consommation exagérée de drogues ; il disparaît pratiquement pendant quatre ans et ne revient que pour livrer No Nuclear War (1987). Cet album, qui tente de renouer avec la voix protestataire des débuts est une totale déception. Depuis la pochette hideuse jusqu’aux titres sans inspiration, la musique de Tosh s’est diluée, sa voix s’est banalisée, triste épitaphe pour une vie et une carrière si riches par ailleurs. Peter Tosh n’aura jamais la possibilité d’effacer le malentendu de No Nuclear War, il est assassiné le 11 septembre 1987 à son domicile de Kingston dans des circonstances troubles : politique ? racket ? règlement de comptes ? Si certains des tireurs sont arrêtés, le mobile véritable ne sera jamais éclairci.
Peter Tosh a combattu toute sa vie pour être reconnu en tant qu’artiste, il a aussi lutté pour la cause rastafarienne et contres les inégalités et les violences faites sur le peuple noir. Il n’a peut être pas assez lutté contre son caractère entier et excessif et a été victime de fréquentations douteuses. Il restera un contributeur majeur de l’avènement du reggae et de l’universalité de la musique née sur son île de Jamaïque.