C’est avec des copains d’usine que Rachid Taha (né en Algérie en 1958) crée en 1983 le groupe Carte de Séjour, composé de Djamel Dif à la batterie, Mokhtar Amini à la basse, avec son frère Mohamed et Eric Vaquer aux guitares, et la voix sensuelle et revendicative de Taha.
Le nom cingle comme une insulte aux visages des plus traditionnels. Musicalement, les copains décident de tordre le cou à la tradition du raï (cette musique de débauche, et de dépravation sexuelle, selon ses détracteurs), en lui insufflant l’électricité d’un rock contemporain. Dès cette époque (La Moda), Taha fustige ses concitoyens, qui reniant leurs racines culturelles, tentent, souvent en pure perte, le pari de l’intégration. Mais il sait également faire preuve de tendresse, comme pour cette « Zoubida », (très réussi premier cocktail entre le rock, la Jamaïque, et l’Orient), jeune fille perdue dans les référents occidentaux.
La Rhorhomanie
Leur premier disque sort sur un label confidentiel, Mosquito, ce qui ne leur vaudra qu’un succès d’estime. Pourtant, déjà les boucliers se dressent : certaines radios refusent d’accueillir des chansons interprétées en arabe. Et certains disquaires déclinent la mise en place. Vaquer est remplacé par Jérôme Savy, et le groupe commence à tourner, dans les conditions précaires que connaît tout rocker débutant. Leur origine leur interdit de se produire à Marseille, en première partie de Téléphone : Taha s’empressera d’immortaliser ce conflit avec le maire Gaston Deferre dans « Bleu de Marseille ». Cette chanson, et son funk de toutes les couleurs, commencera à être diffusée sur les ondes. Mais le chanteur, qui occupe ses moments de liberté en animant une émission dans la mythique station lyonnaise Radio Bellevue, a développé, au fil des mois, un sens aigu de la formule : ainsi, la presse raffole de son analyse selon laquelle la musique de Carte de Séjour, c’est la babouche devenue santiag.
En 1984, sort le premier album du groupe, enregistré à Rennes, La Rhorhomanie (le rhorhos étant cette langue toute de mixité, utilisée par les immigrés arabes de la deuxième génération en France), et qui célèbre une rencontre fructueuse, et qui perdurera tout au long des années, entre Taha et l’ancien guitariste du groupe Gong, le producteur Steve Hillage (un temps égaré auprès des Simple Minds, il sera l’un des théoriciens de cette sono mondiale, unissant toutes les musiques, du Bosphore à la Seine). Deux années plus tard, Carte de Séjour enregistre un deuxième album intitulé 21/2 (leur premier maxi 45 tours valant pour moitié), et toujours à Rennes, mais produit par Nick Patrick et composé, à une chanson près, de chansons interprétées en arabe. La seule exception notable, est une reprise, toutes modulations orientales dehors, du classique, paisible, rose bonbon et fédérateur, « Douce France », signé Charles Trenet.
Barbès
Bénéficiant de l’appui de certains milieux culturels positionnés à gauche, le groupe persuade Jack Lang, alors ministre de la culture en exercice de François Mitterrand, de lui laisser distribuer ce single dans les travées de l’Assemblée Nationale. Chaque député français en devient récipiendaire d’une copie. On mesure assez mal aujourd’hui la détermination qu’il fallut à ces jeunes maghrébins pour réaliser pareil geste (auquel s’associera par ailleurs le grand Charles Trenet). L’effet pervers du battage médiatique qui en résultera sera malheureusement de détourner le public des autres chansons d’un disque qui reste, les années passant, de très bonne facture. Mais le succès incontestable est à mettre au crédit d’un groupe qui, pour la première fois, parvenait à s’extraire du ghetto de Barbès, pour se faire entendre dans le pays tout entier. A telle enseigne qu’en 1986, Carte de Séjour devient le premier groupe de rock français, en remportant le trophée du bus d’Acier. L'histoire du groupe prend fin après une tournée en Allemagne, laissant s'épanouir la carrière solo de Rachid Taha.